Quel point commun entre une startup de quatre employés et une grande banque employant plusieurs milliers de personnes ? Entre une petite administration communale et un office fédéral ? Dans les quatre cas, une convergence jusque-là méconnue : l’existence de « silences organisationnels ».
De quoi s’agit-il ? De ces situations fréquentes voire banales, dans lesquelles un ou une employé-e fait le choix de ne pas exprimer des émotions et des sentiments, des opinions et des jugements, des critiques ou des propositions qui concernent son travail. Ces silences s’ancrent le plus souvent dans deux croyances fondamentales : parler est risqué (être mal vu par la hiérarchie et/ou les collègues, conflits, représailles, sanctions), et/ou parler ne changera rien.
Continent inconnu il y a encore vingt ans, ces silences suscitent depuis un vif intérêt chez les chercheurs : depuis l’article pionnier de Morrison et Milliken « Organizational silence: A barrier to change and development in a pluralistic world » en 2000, de foisonnantes recherches se sont développées, au croisement du management, des ressources humaines, de la théorie des organisations et de la psychologie sociale, de la psychologie du travail et des organisations ainsi que de la communication.
Petites ou grandes organisations, secteur public ou secteur privé, les situations de silence concernent toutes les organisations, à des degrés divers et selon des formes variées. La recherche a de fait permis d’identifier différents types de silences. Pinder et Harlos (2001) sont les premiers à avoir mis en évidence deux grandes formes de silences organisationnels : les « quiescent silences » d’une part, les « acquiescent silences » d’autre part. Les « quiescent silences » peuvent être considérés comme des silences moins profonds, moins puissants, moins irréversibles que les seconds ; ils s’ancrent certes dans des états émotionnels tels que la peur, la colère voire le désespoir ou la dépression, mais ils comportent, encore, la conscience d’alternatives et ménagent la possibilité de parler. La crainte des conséquences négatives du recours à la voix suscite et maintient néanmoins le silence.
Le second type de silences, les « acquiescent silences », relève lui d’une acceptation plus profonde et résignée, durablement voire définitivement, d’une situation pourtant insatisfaisante : les employés en question partent du principe et/ou ont intériorisé l’idée que la hiérarchie n’est fondamentalement pas intéressée par des suggestions, propositions, opinions. D’autres silences existent : le silence « diffident » résulte de l’indécision quant à l’attitude à adopter dans une situation donnée ; le silence « opportuniste » consiste, lui, à garder pour soi des informations qui pourraient être pertinentes ou importantes pour d’autres, ou au contraire diffuser des informations incomplètes avec une distorsion dans l’information.
Tous les silences ne sont pas négatifs, pourtant : ainsi le silence prosocial, consistant à se taire pour protéger et préserver autrui, par exemple en ne mentionnant pas une erreur ou une faute d’un collègue. Il existe donc des silences propices à la relation, à la réalisation efficiente et efficace des tâches, silences protecteurs, fédérateurs ou réparateurs.
Les variables qui permettent d’expliquer ces silences sont multiples. Variables organisationnelles, tout d’abord : la culture organisationnelle et le climat de travail, la participation au processus décisionnel, l’autonomie plus ou moins grande dans la réalisation des tâches, la composition et l’ancienneté du top management, la distance hiérarchique et la différenciation verticale forte ou au contraire peu marquée, les contraintes organisationnelles telles que les règles et procédures, la disponibilité de ressources humaines et matérielles, les interruptions, les formations inadéquates. Mais aussi : le domaine d’activité de l’organisation et les contenus spécifiques qui lui sont propres : s’il y a des silences organisationnels dans une startup comme dans une grande banque, les silences n’y seront, du moins en partie, pas identiques et ne porteront pas sur les mêmes choses.
Outre ces variables organisationnelles, des variables individuelles jouent également un rôle dans le développement et le maintien des silences : la personnalité et les éléments biographiques propres à chacun, la régulation des émotions, les valeurs, la socialisation et les expériences précoces et antérieures face aux figures d’autorité (parents, école), mais aussi le genre ou encore l’identification à l’organisation et à la profession, la loyauté et l’engagement au travail. Par ailleurs, des variables plus globales et externes à l’organisation entrent aussi en compte, telles que le contexte politique, économique et juridique (protection des salariés, liberté d’expression, démocratie, marché de l’emploi) ou encore culturel, selon les pays (individualisme, évitement de l’incertitude). Enfin, des éléments intrinsèques au message lui-même passé sous silence entrent en jeu : le contenu (valence positive ou négative du message non délivré, gravité de la situation ou caractère anodin), le support, la cible et la direction du message (rapport hiérarchique vertical ou horizontal). De ces multiples variables, et de leur agencement particulier en fonction de chaque entreprise et de chaque contexte, naîtront, perdureront ou au contraire se résorberont des situations spécifiques de silences.
Il y a, dans tous les cas, une nécessité et une opportunité, pour les cadres dirigeants comme pour les employés de la base, pour les managers comme pour les ressources humaines, pour les coachs externes et les consultants, à tendre l’oreille face au silence des organisations. Car celui-ci n’est pas sans conséquences sur l’organisation elle-même : turnover accru, risque d’erreurs, de fautes, voire de crise, baisse de l’innovation. Sur les employés : baisse de motivation, diminution de la performance et de la satisfaction, manque d’estime de soi, stress et dépression, maladies, replis voire sabotage. Eventuellement : en dehors même de l’organisation, accidents, catastrophes, crises économiques, écologiques, si ces silences sont massifs, récurrents et/ou portent sur des questions cruciales qui engagent le monde extérieur à l’organisation proprement dite.
Des outils existent face à ces silences : les dispositifs de « speak up », que certaines organisations mettent en place et formalisent pour inciter les employés à prendre la parole, notamment face à des situations critiques et à risque en termes de sécurité et/ou d’éthique ; la formation à la communication non violente pour prévenir les conflits, ou encore la sensibilisation des managers au repérage et à la prise en compte de silences potentiels ou avérés.
En définitive, les silences nous parlent de l’organisation : qui ne parle pas ? De quoi ? Avec quelles conséquences pour les employés, pour les équipes, pour les clients/bénéficiaires et pour l’organisation elle-même ? S’ils comportent des risques, les silences organisationnels peuvent aussi devenir une chance voire une ressource inattendue : prendre conscience du fait qu’ils existent, c’est donner l’opportunité à l’organisation de mieux se connaître, d’apprendre et de changer.